Liste de tous les ARTICLES
L' histoire du tour d'oreille
ou la Saga des Kaffas
par Didier COVA © 18/09/2018
Première partie: De l'âge du Bronze à 2000
Les plus anciennes boucles d'oreille retrouvées datent de près de -6000 ans (av JC).
Les plus anciens tours d'oreille (kaffas) datent de -2000/-2300 ans.
Quelle différence entre ces deux types de bijoux ?
-Les Boucles d'oreille (earrings en anglais) s'attachent au lobe de l'oreille soit percé , soit pincé (clips) qui en supporte donc tout le poids.
Elles ornent le lobe, ou y sont suspendues.
-Les Kaffas désignent tout bijou d'oreille qui n'est pas une boucle d'oreille classique (tours d'oreille, bagues d'oreille, etc.) En anglais ce sont les "ear cuffs" .
Les tours d'oreille étant plus précisément traduit par "earrites" ou "ear wraps".
Ils sont conçus pour se fixer tout autour de l'oreille en suivant sa courbure.
Leur poids est réparti uniformément sur le pavillon de l'oreille dont ils ne déforment pas le lobe.
Les kaffas permettent de décorer non seulement le lobe, mais aussi le pavillon de l'oreille (bagues d'oreille parfois très allongées sur le bord du cartilage), ainsi que la tempe, le cou ou les cheveux.
Cela permet aussi de lourdes boucles suspendues accrochées en haut de l'oreille.
Age du Bronze et Antiquité
(De la grande Bretagne au bassin méditerranéen).
Ces premiers tours d'oreille appelés "kaffas" (ou kaff, kafa, kaffy, kuff, à rapprocher du "ear cuff" anglais) ont été trouvés à l'intérieur de sépultures lors de fouilles dans les îles britanniques.
D'après les spécialistes, ils entouraient entièrement l'oreille. Pas besoin de percer les lobes, et possibilité de créer des motifs plus lourds et élaborés.
Dans les musées du monde sont conservés plusieurs paires de ces kaffas de différentes époques, d'abord en laiton puis en or, portés à la fois par hommes et femmes.
Ci-dessous, un tour d'oreille décorant le lobe avec des têtes de lions qui grognent
(-600 av JC en Moldavie), conservé dans le musée de l'Hermitage à St Pétersbourg.
Le fabuleux trésor de Vani en Géorgie (dans des sépultures de -400 à -350 ans av JC ) a révélé une grande quantité de bijoux avec une vaste variété de motifs et de techniques montrant un savoir faire prodigieux des orfèvres de l'époque:
On y trouve des kaffas à rayons, en forme de croissants, de cavaliers, en forme de boules (ajourées, sillonnées, ceinturées de grains, bipyramidales).
Ces tours d'oreilles sont ouverts (adaptables) ou fermés et entourent entièrement l'oreille en en décorant tout le devant, tout en descendant aussi sous le lobe.
Autres boucles en forme de colombe en or (Grèce, -300 à -200 av JC).
Au 4 ième siècle av JC, les aristocrates grecs avaient adopté ces kaffas en or. Elles étaient plus élaborées, plus fines et reflétaient leur statut social aisé.
Ces kaffas en or, par exemple, représentent des chevaux ailés (Grèce -350 av JC) , le cheval est un motif très fréquent à l'époque:
Note: Il y a un vrai souci pour les archéologues du bijou, quand il s'agit de distinguer les kaffas des bijoux de tempe, les deux se ressemblant et pouvant se confondre.
On peut aussi hésiter pour certaines boucles et se demander si elles étaient suspendues en haut de l'oreille ou à un anneau perçant le lobe.
Dans le film "Alexandre", Angelina Jolie (qui joue Olympias, mère d'Alexandre) porte des reproductions très fidèles de kaffas de l'époque (-350 av JC environ).
Mais elles ressemblent à des boucles classiques.
Pour celles de gauche, on voit nettement que ces boucles sont fixées par un crochet en haut de l'oreille
et non en bas,( ces boucles décorent tout le devant du pavillon de l'oreille).
Pour celles de droite,beaucoup plus lourdes, le système de fixation est un crochet en C qui entoure le pavillon par derrière.
Les deux flèches noires indiquent les deux extrémités de ce crochet.
En Asie
Inde
Les images de kaffas sont très fréquentes dans l'art indien à partir du 12ème siècle (après JC).Ils sont appelés Karan phool, Karn phool ou Full kaan . Ces kaffas étaient fabriquées en métaux précieux et pierres mais étaient aussi souvent décorées
avec de nombreuses chaînettes et perles qui passaient du lobe de l'oreille au nez percé d'un anneau (vers l'avant) ou s'attachaient aux cheveux vers l'arrière.
Illustration sur toile de Nûr Jahân régente indienne buvant du thé avec de nombreux bijoux dont des "tours d'oreille"/boucles kaffas en perles. (vers 1200 après JC)
Ci-dessus, portrait de la chanteuse indienne Bani Thani avec une kaffa (et des bracelets-bagues).
Illustration sur toile d'une fête de mariage avec des bijoux traditionnels,
y compris kaffas (ou Full Kaan) ornées (1200 après JC).
Ces kaffas étaient principalement portées lors des mariages, fêtes et célébrations.
Elles sont toujours très présentes dans la culture indienne, à ces mêmes occasions,
ainsi que chaînettes et bijoux de nez.
De nombreux modèles anciens de ces phool kaans sont recopiés tels quels
(mais il en existe aussi des versions plus modernes).
Thailande
Les kaffas thaïlandaises existent depuis le 12ième siècle après JC.
comme en témoignent les sculptures et peintures de l'époque.
Ce sont de grandes formes ailées qui pointent derrière l'oreille.Elles étaient inspirées des oiseaux et accentuent clairement la forme des oreilles.
<
Ces kaffas font aujourd'hui partie du costume traditionnel thaïlandais.
Sibérie
Les kaffas ( attachées avec une sorte d'arche autour de l'oreille) furent les principaux bijoux des femmes des peuples autochtones sibériens: les Yakuts, les Teleuts, les Kirghizes, les Shoriens et autres peuples de l'Altaï.
Les femmes sibériennes ne perçaient pas leurs oreilles et n'utilisaient que des boucles d'oreilles à fermeture arrière (kaffas) (source:musée de la tradition locale de Novokuznetsk).
Le cercle était parfois remplacé par un triangle.
Europe du 17e et 18e siècle
Au 17e déja mais surtout au 18e siècle, des kaffas plus modernes sont réapparus en Europe, avec des motifs floraux et des pierres précieuses ( diamants, saphirs, rubis).Ci-dessous, kaffa de perles sur un tableau de Lavinia Fontana (1592)
Les girandoles devinrent très en vogue à l'époque pour la classe la plus aisée. C'étaient des boucles d'oreille classiques en forme de chandelier à trois branches supportant trois pierres précieuses en forme de goutte.
Mais il y avait un souci: leurs poids souvent excessif allongeaient le lobe de manière très inesthétique.
Pour pallier à cet inconvénient, parfois (sur les plus lourdes), un crochet supplémentaire était soudé pour être passé au-dessus de l'oreille.
Ainsi, toutes les boucles d'oreille de Catherine II de Russie avaient une arche (grand arc de cercle) passant par le lobe mais aussi attachée à la partie supérieure de l'oreille.
Puis, certaines boucles furent conçues avec ce seul système ingénieux de crochet d'oreille.
Il prenait appui sur le haut de l’oreille,
évitait donc de déformer le lobe et permettait de positionner les pendants de manière plus contrôlée (de face).
On y retrouve le même principe d'accroche que pour les kaffas/tours d'oreille:
le poids (mieux réparti) repose sur le haut de l'oreille, et percer l'oreille n'est plus indispensable...
Ces très lourdes boucles d'oreilles en diamants ont appartenu à Catherine II de Russie( reine de 1762 à 1796). En forme de cerises serties de diamants.
Elles furent ensuite traditionnellement portées par toutes les épouses Romanov.
A droite, la grande-duchesse Marie Pavlovna, porte ces boucles en tant que mariée Romanov (1908).
Les boucles ci-dessus , tout comme celles ci-dessous sont exposés au "Fond Diamantaire
russe" à Moscou parmi le trésor des tsars de Russie (18e siècle).
Ces bijoux firent partie intégrante de la garde-robe des riches femmes de l'aristocratie européenne et réapparaissent dans les grandes occasions.
La parure de rubis et diamants (dont les kaffas aux crochets cachés dans les cheveux) portée ici par la princesse héritière Mary du Danemark (2004).
On peut voir à droite les crochets de fixation de ces boucles/tours d'oreille de la parure royale danoise. Elles sont très fines et peu visibles sous les cheveux une fois fixées.
Amérique: Années 40 et 50
C'est au 20 ème siècle durant la prospérité d'après-guerre en Amérique que vont renaître les kaffas sous la forme des "tours d'oreille" modernes.
Une incroyable diffusion de "bijoux fantaisie" de qualité vit alors le jour, à des prix divers dont les moins chers étaient très abordables pour la classe moyenne.
Deux hommes très différents vont réinventer les kaffas.
Ils annoncent déja les deux tendances qu'incarnera plus tard ce bijou atypique:
-un coté décalé, humour, rebelle et populaire (pour Harmon)
-un coté glamour, chic, précieux, raffiné (pour Boucher)
Mexique: Hubert Harmon, le précurseur, joue avec ailes et étoiles
C'est le tout premier à créer ce bijou sous cette forme. Un fil de métal flexible s'enroule autour de l'oreille (comme un écouteur moderne).
Harmon est né en 1910 dans l'Illinois. Lunatique et original, demeurant assez mystérieux, il était réputé pour son humour et son esprit.
Il travailla d'abord en Europe (à Paris chez Schiaparelli, dans la mode) avant de s’installer au Mexique à Taxco en y ouvrant un petit atelier d'orfèvrerie pour interpréter ses designs déconcertants et fantaisistes.
(Il a réalisé par exemple des bracelets "mines navales" et des peignes à cheveux "bombes atomiques")
Vers la fin de la guerre, entre 1942 et 1948, il crée quelques modèles (en argent ou en laiton) de ce qui deviendra le concept du tour d'oreille des années 80/90.
Après quoi, il passa à autre chose... ( Peintures, voyages, création de verres, ou d'objets en cuir.)
Ses modèles sont le plus souvent avec ailes et étoiles, en laiton ou argent doré (vermeil).
Ils sont conçus pour être portés au-dessus de l'oreille. L'aile émerge du haut de l' oreille tandis que les pendentifs en étoile pendent en dessous.
Ses créations fantaisistes sont singulières et merveilleusement décalées en cette période de fin de guerre mondiale.
Certains designs ont été ressortis dès les années 50' par la marque "Margot de Taxco".
Les modèles originaux (entre 1942 et 1948) sont très recherchées sur le marché "vintage"(autour de 300€ la paire en laiton par exemple) mais quasi introuvables .
Etats-unis: Marcel Boucher, le perfectionniste, lance les earrites
Il est possible et même probable que Marcel Boucher s'inspira du modèle d' Harmon pour créer en 1950, dans une conception plus raffinée (et plus commerciale), les
Earrites qui surent répondre à l'attente des élégantes américaines.
Le moment était idéal.
Fatiguées de la guerre, les femmes aspiraient à retrouver des looks gracieux et une mode pimpante aux formes inhabituelles.
La forme des "earrites" rappelle évidemment celle des "earcuffs" de Harmon, mais le motif principal est en bas, et les strass prévalent.
Marcel Boucher (1898-1965), né à Paris,
fit son apprentissage chez Cartier, l'orfèvre parisien qui l'envoya en 1923 dans son atelier New-yorkais.
Avec la crise de 1929, il perd son emploi et se tourne vers la création de bijoux fantaisie.
Début des années 30, il rentre chez Mazer Brothers, où il travaille jusqu'à la création de sa propre entreprise en 1937 (Marcel Boucher Ltd. qui deviendra Marcel Boucher & Cie)
Boucher se fait un nom en créant des pièces émaillées, audacieuses et imaginatives, des "œuvres d'art" aux finitions soignées( broches en forme de fruits
,animaux, oiseaux ou figures humaines).
C'est seulement à partir de 1950 qu'il lance sa collection d' "Earrites".Un bijou qui se veut "abordable" puisque les strass remplacent les diamants.
L'affichette ci-dessus propose des Earrites à 17 $ la paire en 1950 (soit l'équivalent de 150 euros aujourd'hui)
En fait il pouvait utiliser selon les commandes, des alliages de métaux, de l'or, ou de l'argent, des cristaux artificiels (strass) , des perles , des pierres précieuses ou semi-précieuses.
Il les présente sur ses publicités comme "des strass étincelants drapés grâcieusement autour de votre oreille par des tours d'oreille confortables"
Ces "Earrites" se voulaient un bijou fantaisie chic et original qui renouvelait le genre.
Les motifs, classiques et délicats, déclinaient fleurs, oiseaux, libellules, boucles, étoiles pour orner les oreilles féminines des fifties.
Ces Earrites sont devenus si populaires dans les années 1950 aux Etats-unis que Boucher a breveté sa création, qui se faisait plagier par/ou inspirait/ des marques concurrentes...
(Et on verra que la tendance glamour plus récente de 2012/2013 lui doit encore beaucoup.)
Il est considéré comme l'un des plus grands créateurs de bijoux fantaisie en Amérique (de 1930 à 1960).
Les collectionneurs convoitent en particulier: ses oiseaux fantastiques des années 1940 et sa ligne "Parisianna Mexican Silver".
Populaires auprès des "femmes à la mode" , les Earrites sont également apparues en couverture de Vogue et sur les oreilles des actrices les plus célèbres de l' époque.
Ci-dessous Marylin Monroe et Miranda Carmen:
Le personnage principal de la série télévisée "I Love Lucy"(1951-57), incarné par Lucille Ball, y portait souvent des Earrites.
L'étonnante et "scandaleuse" Maila Nurmi
Cette actrice finno-américaine créa le célèbre personnage de Vampira (série télévisée)dans les années 1954/56.
Elle était présentatrice de "Movie Macabre" sur la chaîne ABC, où elle présentait des séances de films d'épouvante.
Son personnage influença profondément l'esthétique du mouvement gothique ainsi que le mythe de la femme vampire.
Pour l'adapter à son look, elle donna un coté futuriste/elfique aux tours d'oreille, en opposition au coté glamour des earrites.
Une des premières punks avant l'heure.
Amie de James Dean, elle fut mise sur liste noire à Hollywood vers 1956 pour ses opinions politiques et pour sa vie privée, jugée trop scandaleuse.
Amérique: années 1960 70 80
Andy Warhol avec son amie Edie Sedgwick portant un tour d'oreille lors d'une fête à New York en novembre 1965 (photo walter Daran).
>
C'est en 1975 qu'ouvre la première boutique de piercing aux Etats-unis, c'est le début de la culture punk et de son influence sur la mode et les bijoux.
Dans les années suivantes, la perforation des oreilles chez les hommes deviendra assez commune en occident (mais une seule oreille, en général).
En 1979, outre Atlantique, c'est la créatrice Marty Macklin (très influencée par son amie de rencontre Tabra Tunoa,
"tzigane exotique, entrepreneure et créatrice talentueuse") qui semble être la pionnière de la résurgence des tours d'oreille ( sous le nom "ear wraps" littéralement "enveloppes d'oreilles"), vendus dans la rue et sur des festivals ( "Festival de la récolte" à San Francisco en 79).
Marty Macklin vendait déja ses créations en extérieur en 1976 avant ses premiers "ear wraps"
Ci-dessous, elle expose dans la rue en 1980 en pleine "Silicon Valley".
A droite son amie Tabra Tuno (créatrice de bijoux également, dans un style gipsy).
Ses motifs sont moulés (fonte à la cire perdue).
Elle crée des formes de comètes, des vagues de l'océan, des dragons, des pieuvres, des flammes, en y insufflant son style unique.
Elle les vend à l'unité et non par paire.
A partir de 1980 ses ear wraps font un tabac.
Ses modèles de dragons en particulier rencontrent un beau succès sur les salons puis dans ses 3 boutiques (Maryland, Chicago, Géorgie).
Le créateur des costumes de Star Trek la contacte et lui commande des bijoux d'oreille pour la série.(Voir plus bas.)
Whoopie Goldberg lui en achète.
A la même période, la célèbre marque américaineTiffany sort une bague d'oreille en or (1980). C'est un faux piercing, imitant un anneau mais qui évite de percer le cartilage.
L'influence de la mode punk rock s'étend à la joaillerie.
Il en existait déja, ça ou là, à Camden ou ailleurs , mais en matériau moins cher.
Pas très spectaculaire mais c'est une innovation clé.
Ces bagues d'oreille permettront tous les bijoux d'oreille à clipser sur le bord du cartilage.
Le passage des earrings aux ear cuffs est bien en marche.
France: Années 80
L'influence américaine est arrivée jusqu'en France.
L'innovation est dans la rue!
Avant que les défilés de mode et les stars ne l'adoptent (bien plus tard), des milliers de françaises auront "craqué" sur les tours d'oreille à partir de 1983 à Paris ou sur les marchés du Sud-est puis sur les salons d'artisanat d'art.
Le tour d'oreille est vendu à l'unité (autour de 120 francs) et non par paire, c'est un bijou asymétrique (idéal pour coiffure dissymétrique).
Ce bijou audacieux bénéficiait idéalement aux cheveux courts (très en vogue à l'époque), ou tirés vers l'arrière..
Le motif le plus imposant est en haut, avec une petite feuille en bas.
La plupart sont constitués d'estampes soudées (en cuivre ou laiton) puis dorés ou argentés.
Motifs végétaux (fleurs, fruits et feuilles) animaux (lézard, oiseau) ou abstrait (filigrane).
En 1986, l'influence de la culture punk se poursuit, la marque Marco Rigovacca met en vente des tours d'oreille simulant un long piercing d'oreille.
Entre 1987 et 1994, la série télévisée "Star Trek: The Next Generation" présenta des ear cuffs sur les oreilles des Bajorans, peuple extraterrestre.
Un mixte de boucles et de bagues d'oreille reliés par des chaînettes.
Découvrez la suite:
Distinguer ear cuffs, earwraps, tour d'oreille.
Rédigé en Septembre 2018.
La copie complète de cet article n'est pas autorisée mais
vous pouvez reproduire un extrait de cet article
si et seulement si
vous y ajoutez très visiblement un lien valide vers cette page: ambreagorn.free.fr/Histoire-du-tour-d-oreille.htm